Drame en 14 épisodes

Nicolas Wapler / 2012-2017

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IX - Le procès d'Antigone

(?)

Alors que les deux amoureux s’apprêtent à sortir, Créon apparaît avec toute une suite de gardes et de gendarmes. Apprenant que c’est Antigone qui a accompli les rites funèbres, il ordonne son arrestation. Il lui demande toutefois d’expliquer son geste. Antigone après avoir refusé de répondre finit par lui donner ses raisons, toutes de justice, et qui naturellement n’ont aucune valeur aux yeux de Créon. Pour lui seule compte la loi de la Cité. Enjointe par Créon, mais aussi par Hémon et par le professeur, de permettre le « dés-enterrement » de Polynice, elle reste inflexible. Elle ne « peux pas » y consentir. Créon, qui maintient la condamnation, commue pourtant la peine. Antigone ne sera pas tuée, mais emmurée vivante dans une grotte. Epouvantée, elle tente un dernier plaidoyer qui rapidement tourne au réquisitoire contre Créon et contre tous les Créon, présents et à venir, qui ne font aucun cas de la justice. Exaspéré, le tyran ordonne aux gendarmes de conduire Antigone à son supplice.

Alors qu’Hémon et Antigone s’apprêtent à sortir, entrent en grand fracas ; Ismène, Lémonie et Kukla, poussées comme des prisonnières par trois gendarmes, suivis par Créon et par,- comme s’il était, lui aussi un prisonnier,- un des gardes qui étaient préposés à la surveillance du corps de Polynice.

Créon : (lourd, brutal, méchant, bruyant, présent, important) Et la voilà ! L’autre ! L’enterreuse de morts ! (à Hémon) Toujours à traîner avec cette garce. Je t’ai dit pourtant de ne plus la voir ! Enfin ! Y’en n’a plus pour longtemps ! (au garde) Alors, c’est elle que tu as vue avec tes collègues ?

(Hémon, comme affolé, se prend la tête entre les mains. Antigone semble plus s’inquiéter d’Hémon que d’elle-même)

Le garde : (frondeur) Je n’ai jamais dit que je l’avais vue. J’ai dit que j’avais vu « quelqu’un », et c’est toi qui as imaginé que c’était elle.

Créon :
Mais tu la reconnais !

Le garde :
Moi, je ne suis pas capable de reconnaître quelqu’un que j’ai vaguement aperçu, de loin, par temps d’orage, quand il pleut des cordes et quand le jour ne s’est pas encore vraiment levé. Il faut être roi pour être capable de reconnaître dans le noir quelqu’un qu’on n’a pas vu parce qu’on n’était pas là !

Créon :
(exaspéré) L’insolence aussi, ça se punit ! Je m’occuperai de toi... quand j’en aurai le temps. Tu ne perds rien pour attendre ! Maintenant, fiche-moi le camp d’ici !

Le garde :
Non !

Créon :
(ton d’indignation impuissante) Comment ça, non ! Ces gens sont d’une arrogance ! (A Antigone) Alors, c’est toi qui as couvert de terre le... machin... là-bas, et accompli sur lui les rites interdits !

Antigone :
(frondeuse)
Interdits !
Interdits par qui !
J’ai enterré mon frère.
Et ça, c’est pas interdit,
C’est obligatoire !
On a pas le droit de pas le faire !


Créon :
Vous avez entendu ! C’est elle ! C’est elle ! Elle a violé la loi ! Ma petite, je regrette, mais tu vas payer. (s’adressant brutalement à Ismène) Et toi ! Tu étais d’accord avec elle ?

Ismène :
Oui j’étais d’accord avec elle. Elle m’en a parlé et je lui ai dit que j’étais d’accord avec elle.

Antigone :
(criant) Non ! ...

Créon :
(interrompant Antigone) Quand je pense que pendant toutes ces années, je vous ai traitées comme mes propres filles, nourries, choyées. Et voilà comment vous me remerciez ! Ah il était bien bête l’oncle Créon ! Eh bien, vous paierez ! Toutes les deux ! (à Antigone) Toi pour l’avoir fait, et ta sœur pour complicité.

Antigone :

Non !
Pas elle !
Elle a rien fait !
Elle était pas d’accord !
Elle me l’a dit qu’elle était pas d’accord
Qu’elle pouvait pas désobéir à une loi de la Cité.

(à Ismène)
Ma sœur,
Ma petite sœur,
Ma petite sœur à moi,
Qu’est-ce que tu nous racontes-là ?
A moi, tu m’as dit que tu avais peur des lois...
Tu me l’as bien dit, à moi, que tu avais peur des lois !
Je me suis même fâchée très fort contre toi ! Tu te souviens ?


Ismène :
Je me souviens, mais je t’ai dit aussi...

Antigone :

Non ! Après, tu as rien dit,
Tais-toi maintenant.
Dis plus rien !
Plus rien !


Ismène :
(en larmes) Je ne peux pas vivre sans toi !

Antigone :

Je t’aime, mais tu dis n’importe quoi !
Tais-toi !


Créon :
C’est bien d’avoir peur des lois ! Bon ! Celle-là ! Laissez-là filer ! Qu’elle aille se cacher dans un coin et concentrons-nous sur la vipère en chef.
(Ismène empêchée par les gendarmes de courir vers Antigone se réfugie dans les bras de Lémonie qui tient toujours Kukla serrée contre d’elle)...
(à Lémonie Ismène et Kukla) Allez, vous trois, sortez !

Lémonie :
Non !

Créon :
Non ? Comment ça, non ! Décidément ! (à Antigone) Alors toi ! Tu confirmes le témoignage du garde !

Le garde :
ça alors ! Mais j’ai rien dit, moi !

Créon :
(au garde) La ferme ! (à Antigone) Donc tu nous confirmes avoir...

Antigone : ...
... Enterré mon frère.
C’est bien ça !
Et j’ai récité toutes les prières requises.
Et j’ai fait toutes les libations qu’il faut.
J’ai fait tout ce qu’il faut faire pour un mort,
Tout, tout ce qui est obligatoire...
Pour qu’il aille en paix chez Hadès.


Créon :
Et l’interdiction ? Tu savais ?

Antigone :

Oui ! Tu l’as dite assez fort ton interdiction !
Assez fort, quand tu faisais le beau sur ton cheval avec ton joli casque militaire :
« Thébains, au nom de Zeus ! Ecoutez cette loi ! »
Elle a pas été longue à être connue de tout le monde ton interdiction,
Et mot pour mot on me l’a rapportée ton interdiction.
C’est pour ça que je me suis dépêchée avant que tu envoies toute une bande de gros bras pour garder le corps et empêcher qu’on s’en approche.


Créon :
Et les dieux ? Tu ne les crains pas les dieux ? Quand on désobéit à une loi de la cité, c’est comme désobéir aux dieux ! Tu es quand même au courant !

Antigone :
C’est justement parce que je les respecte les dieux !

Créon :
Allons... A d’autres ! Le baratin, ça ne marche pas avec moi ! S’exposer à la mort simplement pour avoir le privilège de verser un peu de vin sur une motte de terre en récitant des prières fatiguées...

Antigone :
(passionnée, coupant Créon)
Fatiguées !
Fatiguées !
Eh bien oui !
Et c’est pour ça que je les ai criées ces prières,
Pour les réveiller !
Et je les ai réveillées.
Et j’ai réveillé les dieux.
C’est peut-être eux qui sont venus,
Avec cet orage,
Ces nuages noirs,
Ce vent,
Cette pluie,
Cette grêle,
C’est peut-être eux qui sont venus à mon aide.
Zeus lui-même, peut-être,
C’est lui peut-être qui a lancé ces éclairs
Pour faire peur aux gardes
Pour les empêcher de m’empêcher de faire mon travail.


Créon :
Taratata ! Cette fille est folle, méchante, sournoise… et menteuse par-dessus le marché ! On ne risque pas sa vie pour accomplir une cérémonie, mais pour une ambition. (à Antigone) T’inquiète pas, j’y vois clair dans ton jeu. Renverser le roi légitime ! Mettre toute la cité sens dessus dessous ! Ça oui, Ça vaut la peine... L’argent, le pouvoir, les honneurs. C’est ça qu’elle veut la gamine, avec son air innocent ! Hein ! Tu espérais une sédition. Et tu l’espères encore, hein, vipère. Une foule qui crie : « A mort Créon ! » et qui, en passant, tue, moi compris, une centaine de braves gens dont la tête ne te revient pas! Hein que c’est ça ! Sinon pourquoi ? Allez dis-moi pourquoi ! Pourquoi la petite Antigone met sa vie sur la balance ? Allez, réponds !

Antigone :
Non !

Créon :
(ton d’impuissance résignée) Non ? Mais c’est une manie aujourd’hui !

Hémon :
(à Antigone, suppliant) Je t’en prie, réponds. Il est en colère mais il veut discuter. C’est bon signe. Il comprendra. J’en suis sûr. Je le connais, mon père ! Oh allez, réponds, réponds ! Dis-lui pourquoi !

Antigone :
Pourquoi j’ai fait ça ? C’est ça la question que tu me poses ? Et à lui, tu lui demandes pas, à lui, pourquoi il veut me faire mourir ? Tu as compris, ça, qu’il veut me faire mourir pour de vrai !

Créon :
(vulgaire) Tu vas parler à la fin ! J’ai pas que ça à faire, moi !

Antigone :
Parler ? Pour dire quoi !

Créon :
Pour t’expliquer ! C’est ta défense ma petite. C’est ton droit ! Allez ! Dis pourquoi ! La vraie raison !

Hémon :
(suppliant, presqu’à voix basse) S’il te plait !

Antigone :
(exaspérée)
Pourquoi ! Pourquoi ! Pourquoi ! (pause)

Est-ce que je sais, moi, pourquoi j’ai fait ça ?
Est-ce que je sais ?
Ce que je sais c’est que c’est impossible,
Impossible de laisser le corps d’un frère sans l’enterrer !
Impossible et immonde !

Pourquoi j’ai pas pu accepter que cette chose immonde arrive ?
Je sais pas.
J’en ai vues des choses immondes dans ma vie.
Des choses immondes que j’ai fini par accepter en me disant :
« Antigone, c’est pas juste, ça, malheureusement tu y peux rien ! »
Mais cette chose immonde-là, elle était différente,
Différente, parce que, pour le coup, j’y pouvais quelque chose!
Oui, je pouvais... Je pouvais enterrer mon frère !
Alors, je l’ai fait !

Créon : (jouant l’étonnement) Eh bien là, ma petite, tu dérailles ! Tu dis que c’est parce que tu pouvais le faire que tu l’as fait ! C’est pas parce qu’on peut faire quelque chose que nécessairement on le fait ! Il y a des tas de choses qu’on peut faire et que finalement on décide de ne pas faire.

Antigone :
Oui, quand on peut décider de les faire ou de pas les faire !
Mais moi, j’ai rien décidé du tout !
J’ai pas décidé d’enterrer mon frère.
J’ai enterré mon frère.
Je l’ai enterré parce qu’il fallait l’enterrer.
C’est
tout !

Créon :
(insistant) Il le fallait ! Mais pourquoi ? Tu vas quand même pas me dire que c’est ... sur l’ordre... d’un dieu !

Antigone :

De Diké la déesse, comme me l’a dit en m’embrassant une passante quand je revenais avec ma cruche ?
C’est bien de penser à la déesse de la Justice, de la vraie justice, de la justice à laquelle même les dieux sont soumis.
C’est bien, mais c’est pas sur son ordre que j’ai enterré Polynice.

Pas enterrer un mort c’est condamner le mort à mort.
C’est l’empêcher d’aller là où doivent aller les morts !
C’est empêcher le Monde de marcher comme il doit,
C’est tout mélanger !
Tout le monde sait ça ! Tout le monde !

(ton de plus en plus passionné)

Le Monde !
Il a un haut en haut,
Un milieu au milieu,
Et un bas en bas.
Les dieux d’en haut sont en haut,
Les mortels sont au milieu,
Et en bas, il y a les dieux d’en bas et les morts !

(exaspérée)

Mais vous savez tout ça, vous tous !
Et même beaucoup mieux que moi !

(comme martelant des évidences)

A cause du « en bas », on respecte les dieux d’en bas et on enterre ses morts !
A cause du « au milieu », on aime sa cité, ses parents, frères, sœurs, femmes, enfants, maris, voisins...
Et à cause du « en haut », on respecte les dieux d’en haut,
Et on fait
tout comme il faut, du haut en bas et du bas en haut,
Comme ça se fait, comme ça se doit, comme il se doit !

Et tout ça, c’est même pas des lois !
C’est du « 
comme ça » qui a,- qui sait pourquoi,- toujours été comme ça !
Pour
tout le monde,
Même pour les dieux.

Alors Polynice,
Je l’ai enterré parce que je pouvais pas - pas l’enterrer.
Je l’ai enterré parce que je suis construite comme ça.

Qui m’a construite comme ça ?
Je sais pas !
En tout cas, je l’ai enterré.

Pas enterrer les morts,
C’est détester la vie !
C’est se ficher de tout...
De tout et de tout le monde !

C’est le signe affreux de celui qui aime la mort,
Qui la fabrique,
Qui la répand partout,
Même chez les morts.

Je suis pas comme ça !
Je suis vivante, moi !
Et je n’aime pas la mort
Elle me fait peur, la mort. 

C’est pour ça que j’ai enterré mon frère mort !

Créon : (impressionné, à part soi) Brrr ! Par Zeus ! (pause) Elle m’a fait froid dans le dos avec sa Diké, ses dieux d’en bas, ses mortels et ses morts ! La garce ! (à la cantonade)
Bon... Admettons ! Je dis « admettons », comme ça, histoire de lui faire croire que je l’ai quand même écoutée ! Mais revenons-en aux faits. (à Antigone) Tu as violé une loi de la cité, une loi sacrée, comme le sont toutes les lois de la cité. La réalité, c’est ça ! JE-NE-PEUX-PAS, en ces temps de troubles, me permettre de laisser qui que ce soit désobéir à la loi sans sévir. Au moindre écart, à la moindre faiblesse, si je me laisse aller, par exemple, à un atome de favoritisme, c’est fini ! Plus de discipline, plus de respect et en moins de deux, tout s’en ira en eau de boudin. Parce que… c’est bien ça, hein, ce que tu me demandes… Un passe-droit ! Une exception pour la petite Antigone !
Pourtant... pourtant... (pause) Je vais te proposer un marché. Tu vois, je suis bon prince et contrairement à ce que tu penses, je suis parfaitement disposé à passer outre, oui, passer outre ! J’ai une solution. On va tous ensemble près de... du... machin... là-bas. Là, on te donnera une pelle et tu enlèveras la terre que tu as mise dessus... Pas toute la terre, juste un peu, ça suffira. Symbolique quoi ! Tu piges ?

Antigone :
(comme poussée à bout) JE PEUX PAS !

Créon :
Tu peux pas ! Tu peux pas ! C’est pourtant pas sorcier ! Fais comme moi ! (comme s’il parlait à une demeurée) Tu réfléchis un bon coup. Tu pèses le pour et le contre. Tu vois ce qu’il y a de plus avantageux pour toi, et puis tu décides. Après, c'est facile de faire ce qu'on a décidé. C'est du tout cuit !

Antigone :
(consternée)
Mais tu es fou !
Fou à lier !
Faire ça !
C’est pire que tout !
Déterrer le corps d’un homme !
C’est encore pire que de pas l’enterrer.
On ferait pas ça, même à un chien.
Arrête !
Je vais me mettre à crier :
« Il est fou ! Il est fou ! Créon est un fou ! »


Créon :
Doux ! Doux ! J’ai une autre idée. On va là-bas avec un garde. Arrivés là-bas, je te donne la pelle. Toi, tu la files au garde et c’est lui qui fait le boulot ! Après on rentre tous à la maison... Bon, là, je ne te cache pas que tu seras mise aux arrêts jusqu’à ce qu’Hémon t’ait oubliée et soit marié avec une jolie fille que je lui choisirai. D’ailleurs, je sais déjà qui. C’est la fille d’un riche marchand. Un marchand très très riche. Vu ?

Antigone :
(criant) Ca suffit ! Tais-toi ! (Ton autoritaire) Et puis j’en ai assez. Ca va maintenant. Je m’en vais !

Créon :
Je crois, ma petite, que tu comprends mal la situation. Tu partiras quand je dirai aux gendarmes « emmenez-là ! »,  aux gendarmes qui comprendront très bien ce que ça veut dire...

Antigone :
(épouvantée) Ils vont me tuer  !

Créon : Ce n’est pas moi qui te laisserai l’espoir d’un autre dénouement, d’ailleurs, il se fait tard... Gardes !

Hémon :
(qui, terriblement angoissé, s’agitait autour d’Antigone et de Créon) Attendez ! Moi-aussi j’ai une idée ! Oui, une très bonne idée ! Une idée très simple. (à Antigone) Pas la peine, même, que tu ailles là-bas. Dis seulement à Créon un petit mot du genre : « Je suis désolée de vous avoir contrarié... excusez-moi et faites ce que vous voulez ! » Vous comprenez : « faites ce que vous voulez », (à Créon) c’est une phrase qu’on peut comprendre comme si elle était d’accord qu’on déterre le corps, (à Antigone) mais ça peut vouloir dire aussi que tu n’es pas d’accord ! N’est-ce pas, père ? C’est une bonne solution ? Tout le monde serait content. N’est-ce pas Antigone ? Un petit mot seulement !

Antigone :
Mais mon pauvre Hémon, ça changerait rien. Je peux pas.

Hémon :
Un mot, même à voix basse si tu veux ?

Antigone :
Mais non ! Je peux dire tout ce que tu veux. Mais dire ça ? Non. Si c’est pour permettre de déterrer mon frère, c’est comme le déterrer moi-même.
(Ton très haut)
Et puis laissez-le tranquille à la fin !
Il est mort !
Et arrêtez de me torturer.
Laissez-moi partir !


Créon :
Elle est folle !

Hémon :
(à genoux et saisissant Antigone par le bas de sa robe) Un mot, un mot. Antigone, dis-le, tu veux bien ? (fort) Sauve-moi ! Sauve-nous ! Antigone ! AU SECOURS !

Antigone :
(lui passant la main dans les cheveux)
Amour !

(pause)

Le professeur : (au coryphée) C’est insoutenable. Elle a l’air de ne pas comprendre la situation.

Le coryphée :
(ton résigné) Détrompez-vous ! Elle la comprend très bien... Mais allez-y ! Parlez-lui ! Dites-lui votre sentiment.

Le professeur : (s’avançant) Antigone ! Réfléchis ! Regarde Hémon. Il t’aime. Tu l’aimes. Il est pur et simple. Il restera toujours à tes côtés. Vous aurez ensemble une vie toute droite comme tu la souhaites. Cède, je t’en prie ! Pense à lui, pense à la famille heureuse que tu fonderas avec lui, à tout ce bonheur qui vous attend... Et puis... Tu l’entends… il t’appelle au secours ! Et il a raison parce que tu peux le sauver, vous sauver tous les deux… en prononçant un seul petit mot ! Ça ne te fait rien ce tourment, cette angoisse que tu lui fais vivre, son désespoir ?

Antigone :

Si !
Ça me déchire le cœur.
Mais maintenant mon frère est enterré.
Je peux pas le déterrer.
Regarde mes larmes, mon amour !
Regarde les tiennes !
Hémon ! explique-leur !


Hémon :
J’essaye ! Mais personne ici ne comprend rien ! Et moi non plus je n’y comprends rien ! Comment c’est arrivé ? Comment c’est possible qu’on n’ait plus le droit au bonheur du jour au lendemain ?

Créon :
Ça, mon petit vieux, c’est ce qui arrive aux gens qui désobéissent aux lois !

Le professeur :
(sur un ton très insistant à Antigone) Un mot, un seul mot, s’il te plaît !

Antigone :
J’aimerais tellement pouvoir dire et pouvoir faire ce qu’il faut pour me sauver, pour nous sauver tous les deux.

Créon :
(ton vulgaire) Puisque vous avez tous l’air de dire qu’il ne s’agit que d’un seul mot ! Alors dis-le !

Antigone :
JE PEUX PAS  !

Le professeur :
(perdant patience et prenant pratiquement le parti de Créon) Ecoute ma petite, tu commences à nous courir ! Un mot, un tout petit mot et tout s’arrange. Mais dis-le donc ce mot ! Epouse Hémon ! Sois heureuse et cesse de nous casser les pieds !

Antigone :
(plus fort encore, ton du désespoir) JE - PEUX - PAS !

Le professeur :
(à Créon) Elle est folle !

Créon :
(ironique) Tiens donc ! Et c’est maintenant que vous vous en apercevez ?

Le professeur :
(à Antigone) Ils vont t’exécuter !

Antigone :
(criant presque) Alors dites-leur de pas le faire, parce que c’est atroce, ce qu’ils veulent me faire. Ils veulent me tuer comme un animal,- tout pareil, avec le couteau, là, un couteau spécial ! Je l’ai vu autrefois ce couteau, quand avec mon père on est allé visiter la Boucherie Centrale.
C’est là qu’on me tuera. Oooooo. Et le bourreau, ce sera le boucher.
Il m’attrapera par les cheveux et il me tirera très fort la tête en arrière !
Comme ça ! (elle empoigne ses cheveux d’une main et porte l’autre à sa gorge pour illustrer sa phrase) Oooooo ! Mais qui va me sauver ?
(au professeur) Vous ?

Le professeur :
(très troublé) Qui ? Moi ?

Antigone :
Oui ! Vous ! Pourquoi pas vous ?
Vous pourriez au moins essayer !

(le professeur baisse la tête fait un geste d’impuissance et se retire, lentement, dans son coin, tandis qu’Antigone, déçue, le regarde)

(à Hémon) Mon Hémon, sauve-moi !
Je veux rester avec toi,
Te tenir près de moi,
Allez ! Parle-lui ! Toi !
Explique-lui !
Toi !

Créon :
Si tu crois m’attendrir avec tes simagrées. Et puis, tu pourrais nous épargner les détails. C’est d’un goût !

Hémon :
(hors de lui) Père ! Ecoute-la ! Ecoute-moi ! Ne fais pas ça, ne commets pas ce crime. C’est un acte de piété qu’elle a accompli ! Souviens-toi de ce que les dieux ont fait à Œdipe, pour des crimes dont il n’était pas responsable !

Créon :
Et qu’est-ce que tu veux qu’ils me fassent, les dieux, à moi, qui ne fais que mon devoir ? Un crime ? Ça ! C’est pas un crime ! C’est une décision de justice ! Le crime, c’est elle qui l’a commis en désobéissant à la loi ! Un acte de piété ? Enfin ! Tu rigoles ! Non non, tu n’arriveras pas à m’effrayer avec ton histoire de punition divine. Et puis cesse de prendre le parti de cette salope ! C’est une ennemie de l’Etat ! tu comprends ? Une ennemie de Thèbes et de ton père.

Hémon :
(qui ne peut plus se maîtriser) Mais arrête ! Reviens à toi ! Réveille-toi ! Libère-là ! Tu vois pas comment ça va se terminer ! Et puis allez, là, ça va ! Finissons-en !
(il se jette en avant poing levé. S’interposent ; les gendarmes pour protéger Créon, le garde pour protéger Hémon)

Créon :
(terrifié, recule de quelques pas) Chéri ! Calme-toi ! Je suis ton père ! (au garde et aux gendarmes) Vous le tenez bien ? (affectueux, à Hémon) Mon fils ! (suppliant) Mais qu’est-ce qui t’arrive ? Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Dis-le-moi mon chéri ! (mielleux) Mon Hémon ! Ecoute-moi! (pause comme pour réfléchir) Tu as raison ! Pour te faire plaisir. Pas d’exécution ! D’accord ? On ne va pas la tuer ! Hein ! Ça te va ? Et puis… ça nous évitera de commettre une faute contre les dieux ! (pause puis, aux gendarmes, sardonique) Au lieu de ça on va l’emmurer dans la grotte qui est hors de la ville.

Antigone :
(Epouvantée et comme si on venait de la frapper) Hoooo !

Hémon :
(toujours entravé, presqu’en même temps, criant) Il est fou !

Créon :
On va même la nourrir. Oui, on la nourrira... par une petite trappe. Tu comprends. On va la garder là, vivante. Elle sera dans le noir, un peu comme les morts qui sont chez Hadès, mais vivante. (ton méchant et facétieux, en aparté) Et avec un peu de chance, elle arrivera même à en trouver un, là-dessous, dans son trou, un mort, qui voudra bien l’épouser !

Antigone :
Oooooo !

Hémon :
(se débattant, mais toujours retenu par le garde)Il est fou ! Il est fou ! Il est en plein délire ! Mais c’est une crise ! Il va retrouver son bon sens !

Créon :
(à un gendarme) Eh ! Toi ! Viens là ! Va tout préparer, la grotte, les maçons, tout. Allez, file !

Antigone :
C’est comme ça que tu veux me faire mourir !

Créon :
Remercie-moi de t’épargner le couteau !

Antigone :
Te remercier ! Mais écoutez-le ! Il veut que je le remercie ! Il va m’emmurer vivante dans une grotte et il veut que je le remercie ! Mais faites quelque chose ! Hémon !

Hémon :
Ne t’inquiète pas ! Il ne va rien faire du tout. Je le connais. Il va renoncer. Tu verras.

Créon :
Je t’ai dit de laisser tomber cette fille ! Crache-lui plutôt à la figure !

Hémon :
(scandalisé) Ooo ! (à Antigone) Tu vois ! Il ne sait plus ce qu’il dit, et bientôt il va…

Antigone :
(à Hémon)
Oh ! Comme tu te trompes !
Il va me faire mourir.
C’est
ça qu’il veut.
(terrifiée, élocution rapide et hachée)
Et pourquoi ?
Pourquoi moi ?
Non !
Je veux pas !
J’ai rien fait de mal !
C’est pas juste !
(comme suppliant Hémon)
Hémon, dis-leur ! S’il te plaît !
Hémon ! La petite maison l’autre jour !
Tu me disais que c’était là que nous allions habiter !
C’était trop de vouloir ça ?
Toi et moi dans une toute petite maison avec une jolie vue sur la campagne ?
C’était vraiment trop ?
Tu comprends ça, que ma maison sera une tombe avec une vue sur des cavernes,
Les cavernes où vivent les morts.
(suppliant) S’il te plaît !
Et le joli lit dont nous avons rêvé ?
Le joli lit de lin et de laine pour toi et pour moi.
Oublié ? Le lit où je serai allongée, il sera de pierre.
Et tu viendras pas là, près de moi, t’allonger sur cette pierre,
La pierre des morts. Et nos enfants, nous les aurons pas.
Des enfants que nous aurions vu grandir,
Heureux et forts,
C’était trop demander ?
De vouloir des enfants à nous,
Des enfants que nous aurions aimés,
Mais non, Créon veut pas que nous ayons des enfants.
Il déteste les enfants.
Il déteste tout, Créon.
Et pourquoi ? Je sais pas.

Créon : (brutal) Maintenant, basta ! Ca suffit. Tu crois que je vais te gracier à cause de ton baratin !

Antigone : (Réalisant la grandeur de l’instant, gravement, posément) Non ! Je te dis pas ça pour que tu me gracies. C’est pas pour que tu me gracies que je te dis ça. Je crois pas que tu vas me gracier ! Je te dis ça, parce qu’un jour, on dira, Ce qu’aujourd’hui Antigone a dit à Créon. Antigone, qui a dit à Créon aujourd’hui... Je suis pas comme toi !
JE SUIS DE CEUX QUI AIMENT, PAS DE CEUX QUI HAÏSSENT  !
 »7


Créon :
Ridicule !

Antigone :

Quand tu m’auras enfermée dans le noir,
Je trouverai bien le chemin qui va en bas,
Tout en bas,
Où Perséphone me prendra dans ses bras,
Avec tendresse.
Tout en bas,
Là où je retrouverai ma mère, mon père.
Mes frères, mes deux frères.
Ma mère, mon père et mes deux frères.


Le gendarme :
(qui était parti préparer la grotte) Tout est prêt !

Créon :
(s’adressant aux trois gendarmes) Bon ! Vous me l’embarquez !
(les gendarmes s’avancent menaçants, l’un d’eux a en main une corde)

Antigone :
(de surprise, perdant l’équilibre, ton bouleversé)
Alors ça y est !
Alors tu as gagné !
Tu l’as gagnée ta grande bataille contre Antigone !

(aux gendarmes, autoritaire) HALTE-LA ! STOP !

(les gendarmes, impressionnés, reculent comme s’ils renonçaient à l’arrêter
Antigone, calme, étonnée, comme faisant une découverte, puis sur un ton d’une nervosité croissante)

Mais non ! Créon !
Non ! Bien sûr que non !
C’est moi qui gagne ! C’est moi !
Pas toi ! Moi !
Moi !

(Tournant autour de Créon qui se tourne et retourne pour éviter de lui faire face)

Hé, ho ! Toi ! Le Tordu ! Regarde-moi ! Je suis là,
Hé ! Tu me vois ! Je suis là, juste là ! En face de toi !
Eh bien je serai toujours là en face de toi !

(ton et comportement de plus en plus agités)

Toutes les choses horribles que vous faites, toi et tes semblables,
Vous les ferez toujours !
Mais moi, je serai toujours là !
A vous crier dessus ! Toujours ! Comme un fantôme...
Ouuuuu - Ouuuuuu !
(tournant autour de lui et agitant les bras comme un fantôme)
Oouuuu - Oouuuuu !
(elle rit nerveusement) Ha ha ha !
Oouuuu - Oouuuuu !
Et toi et tes semblables,
Les petits et les grands Créon,
Les Créon qui tuent et ceux qui font seulement pleurer,
Vous aurez peur !
Ouuuuuuuuuuuu - Ouuuuuuuuuuuuuuuu ! Ha ha ha !
Elle me fera bien rire votre peur ! Ha ha ha !
Parce que vous le croirez que je suis un fantôme !
Oouuuu - Oouuuuu,

(cri, ton solennel) ALORS QUE JE SUIS LA JUSTICE !
(ton épuisé) Oouuuuuu.
Et mes amis à moi, tous ceux que j’aime, tous ceux qui m’aiment !
Je serai aussi près d’eux, Comme un rêve, moi, la pieuse et la douce Antigone !


Créon : (comme un fou, ne tenant plus en place, crie à l’adresse des gendarmes) Qu’est-ce que vous attendez ? Vite ! Embarquez-moi cette horreur ! Embarquez-la moi ! Vite !

(les gendarmes se saisissent brutalement d’Antigone)

Antigone : Ne me touchez pas !
(Hémon tente d’aller au secours d’Antigone. Il en est brutalement empêché par un gendarme alors que deux autres traînent la jeune fille vers la sortie.)

Le professeur : (agité, bondit comme pour aller au secours d’Antigone) C’est insupportable !

Le coryphée : (le rejoint pour l’arrêter dans son élan) Non !

(Hémon pousse comme un cri. Impuissant, il s’agenouille sans rien dire devant son père)

Créon : (au garde d’Hémon) Lui ! Tu me le conduis dans ses quartiers.... (fort)
Et qu’il y reste ! TU-NE-ME-LE-QUITTE-PAS-D’UNE-SEMELLE ! Compris !
(à Ismène Lémonie et Kukla) Vous, les filles, disparaissez !

(Le gendarme resté sur scène pousse Lémonie, Kukla et Ismène dehors. Quelques instants plus tard, on entend comme un bruit de lutte et des voix)

Antigone : Bas les pattes !

Un des deux gendarmes : Aïe ! Elle m’a mordu !

L’autre gendarme : Et méchante avec ça ! Tiens ! Prends ça ! Ca t’apprendra !

 

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Hémon & Antigone © Nicolas Wapler 2012